
Travail et développement humain
Le développement humain au travail repose, en partie au moins, sur l’accumulation d’expériences de travail et la possibilité de réfléchir et de discuter sur ces expériences. Les expériences particulièrement favorables à un développement sont celles qui recèlent des contradictions [1], qui font naître des tensions ou qui occasionnent des erreurs. Une approche souvent mise en avant ces dernières années pour favoriser le développement dans ces conditions consiste à aménager, dans le temps de travail, des espaces de discussion pour permettre aux opérationnels de mener un travail réflexif [2].
Mais le développement humain se joue aussi dans l’activité de travail elle-même, dans la mesure où celle-ci se caractérise par une instabilité des situations de travail. Cette instabilité a des sources diverses qui affectent plus ou moins profondément l’activité : des sources humaines déjà, en ce sens que l’état physique et psychologique de chacun varie au cours du temps ; des sources techniques aussi, avec le vieillissement progressif des installations et des outils de travail ou, à l’inverse, l’introduction de nouvelles technologies qui imposent, parfois, de repenser son activité en profondeur ; des sources organisationnelles ensuite, avec les réorganisations, l’introduction de nouvelles procédures, la réduction des ressources disponibles par mesure d’économie, de nouveaux accords commerciaux qui induisent des collaborations avec de nouveaux fournisseurs ou sous-traitants, etc. etc. Les sources d’instabilité ne manquent pas et tendent même à se multiplier aujourd’hui.
Très souvent, elles placent les opérationnels devant des contradictions (ex. objectif inatteignable avec les ressources disponibles) et les obligent, normalement, à faire preuve d’adaptation et de créativité pour tenir leurs objectifs de production. Ce faisant, ils sont amenés à développer de nouveaux savoirs, de nouvelles règles de fonctionnement, de nouveaux comportements voire de nouveaux outils. En ce sens, on peut d’ailleurs dire que l’instabilité des situations de travail constituent des « situations potentielles de développement »[3].
Développement humain et autonomie
A une condition toutefois : que l’organisation et le management reconnaissent l’engagement et les compétences des opérationnels et leur laissent l’autonomie suffisante pour analyser les situations et élaborer de nouvelles réponses au cours de leur travail. Cette exigence est cruciale lorsque la réactivité est un critère clé de performance.
Or, que constatons-nous dans beaucoup d’entreprises : l’autonomie accordée aux équipes opérationnelles est très limitée. D’ailleurs, de plus en plus de salariés le reconnaissent [4] et affirment disposer de marges de manœuvre de plus en plus réduites [5]. Ces évolutions traduisent un fait majeur : on ne fait pas suffisamment confiance aux opérationnels pour résoudre les contradictions qu’ils peuvent découvrir dans leur travail et y apporter les réponses préservant au mieux les intérêts de l’organisation.
Il faut reconnaître que certaines situations peuvent être très complexes et exiger des connaissances qui dépassent celles qu’une organisation est en droit d’attendre de ses opérationnels. Mais en faisant une généralité de ces situations, l’organisation évacue de son champ d’attention toutes les autres situations dans lesquelles ces opérationnels non seulement comprennent ce qui se passe mais ont aussi la capacité de produire la réponse la plus adaptée.
Le problème, c’est qu’en niant en bloc l’engagement, l’intelligence et l’inventivité des acteurs de terrain, l’organisation engendre un climat de défiance et se sclérose peu à peu dans des fonctionnements rigides source d’inefficacité.
Heureusement, beaucoup d’organismes publiques et privés en ont pris conscience et ont ouvert, pour cette raison, des champs de réflexion sur leurs modes d’organisation et de management avec l’objectif de se doter d’une capacité d’adaptation collective accrue.
Ces réflexions convergent vers une idée clé : l’adaptation collective dans un environnement instable repose sur une certaine décentralisation du pouvoir de décision. Pour que celle-ci soit possible, l’organisation doit se doter d’un nouveau modèle managérial qui suppose de faire confiance aux opérationnels pour leur accorder plus d’autonomie.
Elle suppose donc de ne plus considérer le management comme une activité hautement centralisée, dont la fonction première est de faire descendre – ou de cascader – des directives venues d’en haut et de contrôler qu’elles sont bien appliquées. Il est en effet tout aussi important, pour favoriser l’adaptation collective, de laisser certaines décisions se prendre au niveau local et de faire remonter les messages qui viennent du terrain afin de les intégrer au travail d’organisation [6].
Autonomie et management par la confiance
Cette orientation conduit à promouvoir un modèle managérial en particulier, le management par la confiance. Précisons de quelle forme de management il s’agit : si l’on s’appuie sur la définition de Fayol donnée en 1916, le management regroupe toutes les activités qui concourent à prévoir, planifier, commander, coordonner et contrôler ; et dans la culture dominante, ces activités ont tout intérêt à être centralisées sur une seule personne à chaque niveau hiérarchique. A l’inverse de cette vision, le management par la confiance considère que ces activités peuvent être en partie ou en totalité distribuées au sein d’un collectif en s’appuyant sur des relations de confiance.
Autrement dit, un manager peut en exercer une ou plusieurs mais ses équipes peuvent aussi en exercer certaines sans son intervention. Par exemple, des équipes de production peuvent gérer elle-même la planification et la répartition de leur charge de travail ; elles peuvent décider de réunions pour assurer une meilleure coordination ; elles peuvent aussi décider des procédures à appliquer dans leur travail avec, selon les organisations, une autonomie plus ou moins étendue.
Dans des industries à risque où je suis intervenu, pour lesquels il faut nécessairement baliser les comportements possibles, on a par exemple fait la promotion d’un principe qui autorise chaque opérateur à faire un écart à une procédure prescrite s’il le juge nécessaire dans une situation donnée, mais avec l’obligation d’en faire part à son manager. Parallèlement, le manager a l’obligation de traiter ce retour et, selon le cas, il doit soit expliquer pourquoi la procédure prescrite reste la meilleure solution, soit faire remonter la proposition de son opérateur pour demander une évolution de la procédure existante. Ce qui est très intéressant avec cette boucle d’amélioration continue basée sur le terrain, c’est qu’au final les opérateurs considèrent que les procédures sont leurs procédures ; alors que dans une entreprise traditionnelle, ils considèrent que les procédures sont les procédures du management [7].
Quatre conditions pour un management par la confiance
Maintenant, posons-nous la question : à quelles conditions des organisations peuvent accepter de faire reposer les fonctions de management sur des relations de confiance avec leurs équipes et favoriser, ainsi, un développement humain en réaction à l’instabilité des situations de travail ? Je mettrai l’accent sur 4 d’entre elles [8] :
- Partage de sens et de valeurs : c’est la première des conditions à assurer pour réussir à instaurer un management par la confiance. Pourquoi ? Parce qu’en ne voulant plus s’appuyer sur des procédures et des processus de contrôle contraignants, l’organisation a tout de même besoin de penser qu’une certaine cohésion existe entre ses membres ; et elle doit se rassurer sur leurs comportements possibles dans des situations instables. Si elle partage avec ses équipes une vision et des valeurs, elle pourra s’attendre à ce que ses équipes se comportent de telle façon et non de telle autre, à ce qu’elles résolvent les problèmes dans telle direction et non dans telle autre et à ce qu’elles se développent elles-mêmes dans tel sens plutôt que dans tel autre. Plus facile de faire confiance dans ces conditions… même si ce n’est pas suffisant, comme nous allons le voir.
- Des équipes responsabilisées : cette deuxième condition signifie que l’organisation doit aussi arriver à se convaincre que ses équipes sont composées de gens responsables et fiables. Si cela peut surprendre de nombreux intervenants en entreprise, habitués à rencontrer des opérateurs impliqués dans leur travail et soucieux de faire un travail de qualité, il faut considérer que certains managers peuvent avoir des croyances différentes. La culture d’entreprise associée, parfois, à l’historique d’un collectif et la survenue d’événements qui ont été interprétés comme la trace d’un manque de responsabilité peuvent en rendre compte. Pour contrer ce type de croyances et renforcer chez les managers le sentiment de travailler avec des équipes responsables, des organisations ont formalisé et mis en place des démarches de responsabilisation [9]. Ce type de démarche peut prendre des formes variées. En ce qui me concerne, j’ai développé avec la SNCF l’idée qu’il fallait, pour responsabiliser des opérateurs de terrain, renforcer leur conscience des risques. L’idée est qu’on responsabilise d’autant mieux des opérateurs si on leur reconnait une conscience aiguë et élargie des conséquences possibles de leurs actes. Cela a été fait par la mise en place d’espaces de discussion entre pairs sur des événements réels survenus pendant le travail. Ces événements devaient être associés à des situations à risque, en particulier des situations dans lesquelles des contradictions étaient apparus et des arbitrages s’étaient avérés nécessaires (par exemple, des arbitrages entre objectifs de production et objectifs de sécurité) [10].
- Prises de conscience managériales : une troisième condition concerne les managers eux-mêmes : ils doivent prendre conscience que leur mode de management très centralisé, directif et descendant est source d’inefficacité, de démobilisation voire de souffrance dans un contexte d’instabilité ; ils doivent aussi accepter de penser que des opérateurs plus responsabilisés et autonomes non seulement se sentiront mieux, mais prendront aussi des décisions qui seront bénéfiques à l’activité et à leur entreprise ; et enfin, ils doivent accepter de repenser leur positionnement et leur rôle. Car un management par la confiance exige un repositionnement des managers : le manager n’est plus au-dessus des autres et il ne sait pas forcément mieux que les autres ce qu’il faut faire dans certaines situations. Manager par la confiance exige une forme d’humilité et un respect de l’expertise des autres, quelle qu’elle soit. Cela exige aussi des capacités d’adaptation, pour passer d’un rôle de décisionnaire sur certains sujets à un rôle d’animateur d’un processus participatif, voire à une totale délégation sur certaines missions. Cette évolution du rôle et des pratiques managériales doit généralement être accompagnée, notamment par le biais de formations mais pas seulement (ex., groupes de co-développement, coaching, …).
- Relais managérial efficient vers l’organisation : cette quatrième condition signifie que chaque manager doit pouvoir agir en tant que relais de ses équipes auprès de l’organisation. Il arrive en effet fréquemment que, pour résoudre certains problèmes et développer de nouvelles compétences, les équipes aient besoin de moyens dont elles ne disposent pas en propre. Le manager doit s’en faire le porte-voix auprès de l’organisation et l’organisation doit alors l’entendre et traiter sa demande. Or, c’est parfois là que le bât blesse et certaines organisations l’expliquent très bien : ce n’est pas parce qu’elles responsabilisent leurs équipes qu’elles auraient tout d’un coup plus de moyens qu’avant. Malheureusement, il n’y a rien de pire, psychologiquement parlant, que d’être responsabilisé sur une activité sans avoir les moyens de la mener à bien. Pour résoudre cette contradiction, il n’y a souvent pour l’organisation pas d’autres voies que de repenser ses processus à un niveau plus global afin de dégager des marges de manœuvre et des moyens supplémentaires.
Pour conclure
Le développement des individus au travail repose fondamentalement sur la confiance que l’organisation leur accorde pour réagir correctement à une variété de situations. Toutefois, cette confiance ne se décrète pas : elle se construit. Cette construction prend du temps : le temps de se comprendre et de constater, plus par les actes que par les mots, l’existence de valeurs partagées et d’une vision commune de l’activité ; le temps aussi de responsabiliser progressivement les équipes opérationnelles et de mettre en cohérence les attitudes et les comportements des managers ; le temps, enfin, de permettre aux équipes elles-mêmes de croire que leur organisation cherche sincèrement à faciliter leur travail et leur offrir des opportunités de développement.
Faire confiance et accorder de l’autonomie au niveau local ne peut donc relever d’une simple décision managériale : c’est un processus foncièrement organisationnel – systémique devrait-on dire – qui exige un co-ajustement et un co-développement de tous les acteurs qui entretiennent, de près ou de loin, des liens d’interdépendance avec ce niveau local.
Parallèlement, toute intervention qui viserait à accompagner la transformation d’une organisation pour qu’elle favorise le développement humain par le travail devrait éviter des approches trop individuelles ou centrées sur un collectif en particulier pour leur préférer des approches globales, progressives et participatives.
Références
[1] Lemonie Y. (2018) Discuter, mais sur quoi ? Contradictions et développement de l’activité. Communication à la Fabrique de l’Ergonomie 2018, Paris, 25-26 Janvier 2018.
[2] Falzon, P. (2013). Ergonomie constructive. Paris, Presses Universitaires de France. Voir aussi : Detchessahar. M. (2013). Faire face aux risques psychosociaux : quelques éléments d’un management par la discussion. Négociations, 1, 57-80.
[3] Mayen, P. (1999). Des situations potentielles de développement. Education Permanente, 139, 65-86.
[4] Malakoff Médéric (2015). Rapport de synthèse « Santé et bien-être des salariés, performance des entreprises – chiffres clés 2015 », mai 2015.
[5] Algava E., Davie E., Loquet J. et Vinck L. (2014). Conditions de travail : reprise de l’intensification du travail chez les salariés, DARES Analyses 2014-049.
[6] De Terssac G. (2003) Travail d’organisation et travail de régulation. La théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud. Paris : La Découverte (pp. 121-134).
[7] Getz, I. and B. M. Carney (2013). Liberté & Cie : quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises. Paris, Flammarion.
[8] Pour un exposé plus complet des conditions d’un management par la confiance : Karsenty L. (2015) Le management par la confiance : définition et principes directeurs. In : Quel management pour concilier performances et bien-être au travail ? Toulouse : Octarès.
[9] Voir notamment le dossier d’Usine Nouvelle consacré à Michelin en mars 2015 (n° 3415).
[10] Duvenci-Langa S., Karsenty L., Salomé-Martin M. (2013) La prise en compte des facteurs humains dans le développement des compétences en sécurité ferroviaire. Proceedings of the 2d UIC World Congress on Rail Training (WCRT’2013), Vienna, 24-26 April 2013.
Un commentaire
Cet article a été très bénéfique pour moi, merci