Management de la sécurité et confiance peuvent-ils co-exister ?

Tout manager ayant à gérer une activité à risque s’est posé un jour ou l’autre cette question : comment éviter qu’une action de mes équipes n’ait de graves conséquences ? Et il se pose parfois cette question avec angoisse quand il songe à sa responsabilité qui sera inévitablement mise en cause. Alors, quand on vient lui dire qu’il aurait intérêt à plus faire confiance à ses équipes pour réduire les risques d’incident, pas étonnant qu’il soit dubitatif, voire franchement sceptique. Et pourtant, cette perspective a toutes les chances de l’aider à améliorer ses résultats en matière de sécurité… et de réduire ses angoisses.

Le réflexe du plus-de-contrôle

La gestion d’une activité à risque impose de contrôler les comportements de ses collaborateurs. Mais lorsqu’un incident survient, on observe habituellement un « réflexe » managérial consistant à renforcer les contrôles existants, avec l’objectif d’éviter une répétition du même incident.

Ce renforcement peut consister à ajouter de nouvelles procédures de travail ou règles de sécurité, multiplier les contrôles des équipes opérationnelles (ce qui peut aller, aujourd’hui, jusqu’à introduire des systèmes d’enregistrement automatique de l’activité), renforcer les sanctions, etc.

Ce « réflexe » managérial de renforcement des contrôles n’est ni spécifiquement français ni réservé aux entreprises à la « culture militaire » : il a été observé dans tous types d’entreprise à travers le monde et semble donc relativement universel. Est-il pour autant efficace ?

L’inefficacité du plus-de-contrôle

Le « réflexe » du plus-de-contrôle rassure, c’est indéniable. Mais il n’en est pas pour autant efficace si l’on en juge ses effets à long-terme. Cela s’explique par le fait qu’il génère un cercle vicieux (fig. 1).

En fait, ce cercle vicieux se décompose ainsi :

  • le renforcement du contrôle se traduit par une réduction des marges de manœuvre au niveau opérationnel : on ne peut plus s’écarter des procédures imposées, les initiatives sont bridées, etc.
  • Les marges réduites vont générer des contradictions entre les prescriptions managériales et les réalités du terrain. C’est le cas, par exemple, lorsqu’une procédure de sécurité n’est pas applicable dans une situation donnée mais que l’opérateur, qui doit assurer sa production, n’a théoriquement pas le droit de faire autrement.
  • Comme la consigne donnée aux opérateurs est d’appliquer les procédures sinon c’est la sanction, très peu d’entre eux vont avoir le courage de signaler leurs difficultés opérationnelles et les arrangements qu’ils sont obligés de trouver pour réussir à produire. Peu à peu, le dialogue qui a pu exister un temps laisse sa place à un « silence organisationnel »[1].
  • Les managers ont de moins en moins d’échanges avec leurs équipes et un climat de défiance s’installe entre eux ; cette défiance réactive la crainte des managers que quelque chose peut leur échapper ce qui, inévitablement, les pousse à encore renforcer leurs contrôles.

Le plus étonnant est que ce cercle vicieux peut conduire, avec le temps, à l’accident grave du fait que de nombreux problèmes de terrain se sont accumulés, n’ont pas été exprimés et n’ont donc pas été traités. Ce qui fait dire à l’ICSI que « le silence organisationnel est le meilleur ennemi de la sécurité »[2].

[1] Morisson E. and Miliken F. (2000). Organizational Silence: a barrier to change and development in a pluralistic world, The Academy of Management Review, vol.25, n°4, pp. 706-725.

[2] Voir le site de l’Institut pour une Culture de Sécurité Industrielle : http://www.icsi-eu.org/fr/

Une alternative : savoir construire des relations de confiance

Il faut reconnaître que, parfois, ce ne sont pas les « réflexes » humains qui apportent les meilleures réponses aux situations auxquelles nous sommes confrontés. C’est notamment le cas quand le comportement est soumis à de fortes émotions, la peur par exemple. Par contre, en écartant ces émotions pour un temps et en regardant la situation avec lucidité, d’autres solutions peuvent être envisagées. En ce qui concerne la gestion d’une activité à risque, une solution en particulier doit attirer l’attention des managers : elle consiste à construire des relations de confiance avec les équipes opérationnelles.

Construire la confiance… et non la donner aveuglément. Car la confiance accordée sans fondement solide serait dangereuse dans le cadre d’une activité à risque : après tout, n’importe qui peut avoir mal compris une procédure, oublié une règle de sécurité applicable dans une situation peu fréquente ou adopté progressivement une pratique à risque sans en être pleinement conscient[1]. Donner sa confiance serait aussi une pratique potentiellement contre-productive car, au moindre écart ayant un impact sur la sécurité, le manager se demanderait s’il n’a pas eu tort de faire confiance et s’il ne devrait pas renforcer ses contrôles pour éviter un nouvel écart similaire. Le cercle vicieux évoqué plus haut aurait alors toutes les chances de s’enclencher.

Construire la confiance signifie que la relation doit évoluer progressivement, en constatant l’adéquation des comportements de l’autre à ses attentes ou, le cas échéant, en ajustant ses attentes aux capacités réelles de l’autre. Construire la confiance, c’est donc se donner le temps de mieux connaitre l’autre, de bâtir une vision commune de l’activité, de ses risques et des critères de qualité et de sécurité à satisfaire.

[1] Ces arguments ont été développés plus longuement dans un texte paru il y a quelques années : Karsenty L. (2010) Comment faire confiance dans les situations à risque ? Communication au 45e Congrès de la SELF, Liège, 13-15 Sept.

Quelques conditions essentielles pour développer un management de la sécurité basé sur la confiance

Un tel processus exige du management d’avoir les moyens de s’investir réellement dans la relation avec ses équipes, d’y consacrer du temps et de l’attention, de développer une attitude bienveillante d’écoute et d’échange… sans abandonner pour autant son rôle de référent organisationnel.

Ce rôle impose certes d’appliquer des contrôles, mais en accentuant le contrôle à visée développementale : ce contrôle reconnait ce qui va bien pour renforcer les comportements adaptés et, pour le reste, aide l’autre non seulement à prendre conscience de ses insuffisances et limites mais aussi à comprendre comment les dépasser quand c’est possible. Et quand une limite est indépassable, il aide l’autre à comprendre comment éviter qu’elle n’entraine des erreurs préjudiciables.

Il m’arrive d’entendre qu’un tel rôle ne peut pas être tenu par un manager ayant une fonction hiérarchique. Pourtant, nous l’avons observé à maintes reprises dans différents secteurs d’activité. Ces observations ont permis de comprendre qu’un manager peut contrôler sans détruire la relation de confiance avec ses équipes s’il : (1) considère comme normal que ses collaborateurs aient des insuffisances et limites, et (2) ne leur en tient pas rigueur lors de leur évaluation individuelle annuelle ou dans toute démarche pouvant impacter leur progression de carrière.

Cela dit, il est vrai que certains managers vont plus loin encore en décentralisant une part de la fonction de contrôle : pour cela, ils peuvent, par exemple, encourager le contrôle entre pairs ou déléguer une part de leurs contrôles à un opérateur expérimenté et reconnu de ses pairs.

Le rôle du manager en tant que référent organisationnel peut aussi le conduire à appliquer des sanctions, mais en veillant à ce qu’elles soient ressenties comme justes [1]. Pour cela, il ne doit pas chercher à punir tout et n’importe quoi mais cibler surtout les comportements dangereux volontairement adoptés et les comportements inadéquats qui se répètent. Dans ce cas, pour éviter que de telles sanctions détruisent la confiance, le management doit avoir préalablement informé chaque nouveau collaborateur de leur existence et de leurs fondements, en veillant à ce que les sanctions prévues soient proportionnelles aux écarts constatés. Et, lorsqu’il prend une décision de sanction, il doit veiller à bien l’expliquer.

Construire une relation de confiance impose aussi des attitudes et comportements spécifiques aux opérateurs, comme par exemple :

  • ne pas vouloir aller trop vite en prise de responsabilité ;
  • être à l’écoute des remarques et des conseils de l’encadrement ou des opérateurs plus expérimentés ;
  • accepter les moments d’échange avec eux ;
  • s’impliquer dans la résolution collective de problème ;
  • chercher à progresser.

[1] On doit à James Reason d’avoir popularisé la notion de « sanction juste ». Voir Reason J. (1997) Managing the Risks of Organisational Accidents. Hants, England, Ashgate Publishing.

Les raisons de l’efficacité d’un management de la sécurité basé sur la confiance

Le principal intérêt des relations de confiance au sein d’une activité à risque est de permettre au management d’accéder à la réalité des opérations. C’est un avantage indéniable pour quiconque veut non seulement ressentir une maîtrise de la situation (imaginez que vous conduisiez une voiture sans voir tous les contours de la route et vous comprendrez ce qu’un manager d’une activité à risque peut ressentir quand il sait qu’on lui cache des choses) mais aussi pour l’améliorer.

La connaissance de la réalité de terrain permet d’initier les changements vraiment nécessaires qui recueilleront plus facilement l’adhésion des équipes. Elle permet aussi à l’organisation de définir les équipes, les plannings, les environnements de travail, les outils, les procédures et règles de sécurité les mieux adaptés aux contraintes opérationnelles et, ainsi, garantir un meilleur niveau de sécurité.

Pour être plus précis, on peut dire que la confiance permet l’accès à la réalité des opérations et une amélioration du niveau de sécurité grâce aux effets suivants :

  1. Elle favorise une attitude transparente des opérateurs lorsque des contrôles sont réalisés.
  2. Elle incite à une remontée d’information immédiate et honnête sur les difficultés rencontrées sur le terrain.
  3. Lorsqu’un incident se produit, elle permet aux opérateurs impliqués de livrer à leur encadrement toutes les informations dont ils disposent sans craindre leur jugement.
  4. Elle encourage les opérateurs à adopter une attitude coopérative et mettre leurs connaissances et leurs idées à contribution dans un processus collectif de résolution de problème.

Pour conclure

Il est aujourd’hui grand temps que les industries à risque osent remettre en cause leur management de la sécurité qui pousse au toujours-plus-de-contrôle, ce qui favorise le développement de la défiance sans pour autant conduire à de meilleurs résultats en matière de sécurité.

Pour cela, elles doivent reconnaitre qu’il n’y a pas de management de la sécurité performant sans un accès à la réalité des opérations. Et il n’y a pas d’accès à une réalité suffisamment complexe sans l’existence de relations de confiance. C’est aussi simple que cela… ou presque. Car encore faut-il qu’elles acceptent de mener une réelle transformation culturelle en interne pour mettre en place un management de la sécurité basé sur la confiance.

Dans cette perspective, elles pourront s’inspirer de ce qui a été fait dans le monde aéronautique depuis plus de 20 ans. Elles pourront aussi aller à la rencontre des plus hauts responsables de la sécurité à la SNCF, société que nous avons eu la chance d’accompagner pendant de nombreuses années sur le sujet. D’ailleurs, récemment, l’un de ces plus hauts responsables, F. Delorme, directeur général sécurité, a communiqué sur une autre vision de la gestion de la sécurité. Voici l’une de ses planches qui traduisait la vision qu’il voulait communiquer…

2 Commentaires

  1. le merrer-Reply
    Nov 2017 at 11 h 46 min

    article interessant où je retrouve beaucoup des principes personnellement mis en œuvre depuis 3 ans.
    Ne pas oublier que la designation d’un referent sante securite est une obligation dans les entreprises depuis 2012 (qui commence à émerger sensiblement) et qu’il est de fait nécessaire de lui accorder un role dans ce mode de management.

    • Laurent Karsenty-Reply
      Jan 2018 at 15 h 02 min

      Merci pour votre témoignage !

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