Les facteurs organisationnels et humains : au-delà de l’analyse d’incident, une question de management

Les facteurs organisationnels et humains – ou FOH en abrégé – désignent un ensemble de facteurs qui influencent la performance opérationnelle. La notion de performance est ici multidimensionnelle : elle porte tout autant sur la productivité, que la qualité, la sécurité d’exploitation ou la sécurité au travail. S’intéresser aux FOH, c’est chercher à comprendre, au-delà des choses évidentes, ce qui fait que des acteurs sur le terrain ont réussi leur mission alors qu’ils ont rencontré des difficultés. C’est aussi, et peut-être surtout, chercher à comprendre pourquoi ils n’ont pas réussi comme prévu leur mission sans s’arrêter à des explications simplistes du type : « ce ne sont pas de bons professionnels » ou « ils ont encore fait une bourde ! ». Car de telles explications ne sont porteuses d’aucun progrès véritable et, surtout, elles masquent des causes plus profondes qui, si elles ne sont pas identifiées et éliminées, peuvent engendrer bien d’autres conséquences dommageables.

Un exemple[1]. Deux motards ont été flashés dans une zone limitée à 50 km/h en roulant à un peu plus de 70 km/h. N’ayant pas respecté les règles de sécurité routière, ils ont écopé de sanctions pécuniaires et administratives (retrait du permis).

Les motards ont fait appel de cette décision. Après analyse de la
situation, le juge a retenu que le panneau de limitation de vitesse
était « totalement délavé, que la couleur rouge était inexistante et
qu’il n’avait plus l’apparence d’un panneau officiel d’interdiction ».
En outre, ce panneau doit théoriquement être placé à l’entrée d’une
commune. Or, il était positionné dans une zone non reconnaissable comme zone village ou ville. Du coup, les pilotes flashés ignoraient qu’ils étaient dans une zone limitée à 50 km/h.

Le dépassement de vitesse ne résulte donc pas d’un comportement désinvolte des motards, mais d’une représentation erronée de la situation, laquelle était induite par une implantation inappropriée d’un panneau de signalisation non conforme. Pour éviter de nouveaux dépassements de vitesse, rien ne servirait ici de sanctionner les motards. Il s’agit plutôt pour la commune de procéder au plus vite au remplacement du panneau de signalisation, en veillant cette fois à l’implanter au bon endroit. C’est ce qu’a demandé le juge.

Toutefois, le juge n’est pas formé aux FOH. Car s’il l’avait été, il ne se serait pas suffi de l’analyse qui a été menée. Il aurait notamment voulu savoir pourquoi le panneau était resté en place alors qu’il était visiblement délavé. Il aurait alors peut-être découvert que la commune, manquant de finances, avait fait le choix de ne pas remplacer le panneau défectueux. La question se serait donc posée de savoir comment éviter que le manque de ressources conduise les responsables communaux à prendre le même type de décision dans l’avenir. Le juge formé aux FOH se serait aussi demandé pourquoi le panneau avait été mal implanté. Il aurait alors peut-être découvert des problèmes de formation des agents en charge de cette implantation, ou alors un historique faisant apparaître un changement du périmètre de la commune non accompagné du changement d’implantation des signalisations routières.

[1] Le cas décrit est un cas réel, rapporté dans le journal 20 Minutes de la région suisse de Romandie daté du 29 mars 2015.

Cet exemple permet de comprendre que la prise en compte des FOH vise à dépasser un piège de l’analyse dans laquelle tout acteur peut tomber : face à un incident de production, l’identification des causes immédiates – qui, bien souvent, revient à trouver un responsable – apparaît souvent suffisante. Elle peut effectivement donner le sentiment de retrouver un peu de contrôle sur les événements mais il ne s’agit que d’un leurre : sans une analyse des causes profondes de l’incident, et sans une action pour les éliminer ou en réduire la portée, le sentiment de contrôle laissera rapidement la place à une nouvelle surprise désagréable.

Plusieurs secteurs d’activité l’ont déjà bien compris. Ce sont notamment tous les secteurs qui gèrent des risques d’exploitation (ex., le transport ferroviaire ou aérien, le nucléaire, la chimie, le médical, …). Toutefois, dans ces secteurs, les FOH sont généralement mobilisés en réaction à des incidents, et non pour les prévenir[2]. Or, depuis déjà plus de 20 ans, les sciences humaines et sociales appliquées (ergonomie, psychologie du travail, sociologie du travail) n’ont cessé de démontrer que les FOH pouvaient renforcer la prévention des incidents.

Pour aller dans ce sens, il est nécessaire d’étendre l’exploitation des FOH dans plusieurs directions.

La conception

Il ne devrait plus être acceptable, aujourd’hui, de concevoir de nouveaux équipements ou de nouvelles organisations sans tenir compte des réalités de terrain (ex., caractéristiques des équipes, conditions réelles de travail, relations avec les acteurs extérieurs, …) et des pratiques opérationnelles qui se sont développées pour les prendre en compte.

Pour réussir à intégrer les FOH dans la conception, des analyses de l’activité opérationnelle doivent être menées ; leurs résultats doivent être exploités par des groupes de travail mixant opérateurs, managers et experts techniques pour rechercher des parades efficaces aux risques identifiés ; enfin, la conception doit être itérative, procédant par affinement progressif des premières propositions en s’appuyant sur des retours issus du terrain.

Le management

Les managers portent généralement la responsabilité de la production, de la qualité et de la sécurité. Ils doivent, à ce titre, s’assurer que les conditions sont réunies pour que les équipes atteignent leurs objectifs, sans mettre en péril leur sécurité et celles des autres. Pourtant, encore aujourd’hui, peu de managers sont formés pour être en capacité d’intégrer les FOH dans leur management au quotidien.  Certes, plusieurs grandes entreprises les ont sensibilisés mais sans anticiper, apparemment, que ce ne serait pas suffisant pour modifier des pratiques managériales bien ancrées.

Un management intégrant les FOH doit, en effet, réussir à développer de nouvelles pratiques managériales :

  1. En premier lieu, un management soucieux d’identifier les FOH affectant ses activités doit nécessairement être en connexion directe avec le terrain et, donc, proches des équipes opérationnelles. Cela suppose des managers qu’ils organisent leur temps différemment et développent des pratiques de proximité.
  2. En complément, le management doit veiller à instaurer un climat de confiance avec les équipes afin qu’elles lui remontent, sans crainte de jugement ou de sanction, tout fait indiquant une difficulté actuelle ou future dans l’obtention des performances attendues.
  3. Dans cette optique, tout manager doit être capable d’entendre un membre de son équipe lui signaler une erreur qu’il a commise ou la non-application d’une procédure prescrite. Plutôt que le juger d’emblée, il doit alors se concentrer sur l’analyse des causes qui ont pu favoriser ces comportements inattendus et chercher, avec son équipe, des solutions pour éviter qu’ils ne réapparaissent.
  4. Enfin, plutôt que d’imposer de nouvelles règles ou de nouveaux outils de manière unilatérale, avec le risque de ne pas être écouté ou compris, le management doit a minima prendre le temps d’expliquer les tenants et les aboutissants de tout changement. Bien souvent, il doit aussi accompagner ses équipes dans la prise en main d’un changement et, si besoin, procéder à des ajustements dans sa mise en pratique en prenant conscience de certaines réalités de terrain.

La formation des équipes opérationnelles

Certains managers pensent que s’ils expliquent à leurs équipes l’effet de tel ou tel facteur sur leurs comportements (par ex., la pression temporelle, l’utilisation du téléphone mobile) et les conseillent sur la meilleure manière d’y faire face, ce sera suffisant. L’expérience a pourtant démontré l’inverse. Plusieurs raisons l’expliquent : le discours d’un hiérarchique n’est pas toujours bien entendu ; les opérateurs ne sont pas toujours convaincus de devoir changer leurs pratiques professionnelles ; les opérateurs peuvent être convaincus sur le moment mais revenir quand même à leurs pratiques habituelles ; etc. La seule manière d’obtenir des changements de comportement sur le terrain passe par une réelle formation des équipes opérationnelles. Cette formation doit aider chaque participant à :

  • prendre conscience de ses limites dans le cadre de son travail ;
  • comprendre comment les facteurs présents dans son contexte de travail peuvent conduire à ces limites ou au-delà et quels effets cela peut avoir ;
  • envisager des stratégies permettant de rester à l’intérieur de ses limites et, ainsi, éviter des erreurs préjudiciables ou des dommages sur la santé.

Ce type de formation, qui doit nécessairement être adaptée aux spécificités de chaque activité, peut être proposé à des professionnels déjà en place. Mais elle peut aussi être intégrée dans une formation initiale, en apprenant aux stagiaires à analyser les situations de travail dans lesquels ils évolueront, repérer les conditions qui pourront les mettre en défaut et apprendre quelques parades efficaces pour y faire face (voir cet article pour plus de détails sur cette approche de la formation initiale ainsi que des résultats d’évaluation).

Pour ancrer les changements de comportement, le management doit ensuite pleinement jouer un rôle de relais de la formation. Pour cela, il peut, par exemple, proposer à intervalle régulier à ses équipes des espaces de débat sur le travail ou des séances d’analyse collective des dysfonctionnements de la production.

La conduite du changement

La conduite du changement exige de mener une analyse des risques liés à toute modification impactant les métiers et les pratiques professionnelles. Mais mener une telle analyse sans avoir une compréhension fine des facteurs organisationnels et humains affectant la performance ne mène souvent qu’à des résultats triviaux. Par exemple, lorsqu’on introduit un outil qui informatise un processus de demande d’intervention qui était formulée auparavant en direct entre les acteurs concernés, on ne fait pas que transformer une communication orale par une communication écrite ; on peut aussi réduire fortement les informations échangées entre ces acteurs et, ainsi, rendre certaines interventions moins efficaces.

Intégrer les FOH dans la conduite du changement impose de :

  • mener une analyse des activités qui vont être impactées par le changement, en veillant à mener ces analyses en conditions réelles de travail ;
  • comprendre comment les pratiques professionnelles existantes se sont façonnées pour tirer parti de certaines ressources présentes dans le contexte de travail et en intégrer certaines contraintes ;
  • évaluer l’impact du changement sur la conduite des activités professionnelles à la lumière de ces informations et identifier toute menace sur les conditions d’exercice de ces activités et la performance des équipes ;
  • co-construire – en impliquant des représentants des équipes opérationnelles – des adaptations du changement permettant de préserver les ressources d’une activité efficace et fiable et de supprimer certaines contraintes pouvant les entraver. La co-construction est ici essentielle non seulement pour intégrer dans le déploiement du changement des connaissances et savoir-faire issus du terrain, mais aussi pour faciliter l’acceptation du changement.

L’avenir des FOH

Les FOH ne sont pas qu’une affaire de spécialistes, c’est avant tout une affaire de management. Les FOH doivent donc être intégrés dans les formations en management et dans les outils confiés aux managers.

Ce faisant, on favorisera l’émergence de nouvelles pratiques managériales. Celles-ci redonneront une place importante à la proximité. Elles seront plus bienveillantes car les managers auront compris que beaucoup d’incidents de production ne résultent pas d’opérateurs désinvoltes ou incompétents mais de bons professionnels qui se sont fait piéger par un contexte de travail dont ils ne suspectaient pas les effets. Elles seront aussi plus orientées sur la compréhension et l’action, et moins sur le jugement et la sanction. Elles seront enfin plus participatives, car une réelle prévention des incidents de production ne peut se faire sans le concours des acteurs de terrain qui sont porteurs non seulement d’informations sur la réalité du travail mais aussi d’idées de solution plus directement intégrables à cette réalité.

L’avenir des FOH, c’est donc ni plus ni moins qu’une transformation du management.

[2] Il existe des exceptions notables à cet état de fait, comme par exemple : l’industrie du nucléaire qui met notamment en œuvre une analyse FOH dès qu’un changement majeur intervient sur un site de production d’énergie nucléaire ; l’industrie aéronautique qui dispose de spécialistes FOH pour contribuer à la conception des équipements, de la documentation technique ou des lignes de production (entre autres) ; ou la SNCF qui a formé des agents de production pendant un temps et sensibilisé tous ses managers opérationnels aux FOH.

Mots-clés : FOH, définition des FOH, analyse d’événement, intégration des FOH dans la conception, intégration des FOH dans la formation, management, pratiques managériales, conduite du changement

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Un commentaire

  1. otman-Reply
    Jan 2020 at 9 h 44 min

    Intéressant

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