Au-delà du travail prescrit : le travail attendu

On est parfois surpris de l’écart entre ce qu’on attend du travail des autres et ce qu’ils ont effectivement fait. Et sans explication acceptable, on a vite fait de perdre confiance en eux voire, si l’on peut choisir, de ne plus travailler avec eux. Comprendre la source de ces attentes, savoir les exprimer au mieux, s’assurer que l’autre peut et va les prendre en compte dans son travail et réagir de manière adaptée quand elles ne sont pas satisfaites sont, de ce fait, des compétences essentielles pour quiconque cherche à préserver un climat de collaboration et de confiance entre ses collègues, ses employés, avec ses partenaires ou ses clients.

Du travail prescrit au travail attendu

On pourrait penser que les attentes importantes à prendre en compte par un acteur dans son travail sont formalisées : des objectifs doivent lui être fixés ; un cahier des charges doit lui être communiqué ou, a minima ses tâches doivent lui être précisées ; éventuellement, des procédures et des outils peuvent même lui être imposées pour satisfaire certains critères de qualité ou de sécurité. Ces éléments constituent ce que l’ergonomie a baptisé le travail prescrit[1].

Mais la réalité est que le travail attendu dépasse le travail prescrit. Le travail attendu correspond à l’ensemble des attentes portées par ceux qui ont un intérêt direct ou indirect dans sa réalisation, qu’il s’agisse de la façon dont il est réalisé ou de son résultat. Il peut donc s’agir du client, du management, des collègues au sein d’une équipe, des collègues d’autres services, des activités support, etc.

Ensuite, le travail attendu n’est pas guidé que par des objectifs organisationnels : il peut aussi trouver son origine dans des besoins propres à chacun. Par exemple, l’un attend d’un autre qu’il lui délivre une information dans un format donné parce que cela facilitera son intégration dans ses propres documents de travail.

Enfin, les attentes qu’on peut avoir à l’égard du travail d’un autre ne porte pas que sur les actions qu’il doit réaliser ou les résultats qu’il doit produire, mais aussi sur des dimensions du savoir-être. C’est ainsi que l’un peut attendre de l’autre qu’il arrive au travail à une certaine heure, qu’il soit aussi disponible que possible pour répondre à ses demandes et aussi réactif que possible pour y apporter des réponses, qu’il consente à partager les informations critiques en sa possession, etc.

[1] Guérin F. et coll., 1991 (réed. 2007), Comprendre le travail pour le transformer, ed. Anact.

Une illustration concrète du travail attendu

Dans la compagnie aérienne X[1], qui s’est donné un objectif d’amélioration de sa productivité très ambitieux, les agents du service qui planifient et exploitent les vols ont en partie perdu confiance dans le service qui assure la maintenance des avions. Quand on leur demande pourquoi, ils expliquent que les agents de la maintenance sont difficilement joignables par moment, alors qu’ils sont censés être disponibles H24 pour répondre à tout appel du service exploitation ; ils expliquent aussi que lorsque les agents de maintenance interviennent sur un avion, ils n’informent pas suffisamment tôt le service exploitation de l’état d’avancement des réparations en cours, les laissant dans l’incertitude sur le moment à partir duquel ils pourront replanifier des vols avec cet avion. Enfin, ils expliquent que lorsqu’ils planifient des sessions de maintenance régulière des avions, ce qui conduit à bloquer certains avions au sol, ils ne prennent pas suffisamment en compte le plan de transport conçu par le service exploitation (par ex., pour retarder un peu la maintenance d’un avion afin de le laisser boucler un vol).

Ces motifs d’insatisfaction qui expliquent la perte de confiance peuvent être traduits sous la forme d’attentes du service exploitation à l’encontre du service de maintenance :

  • disponibilité et réactivité H24 des agents de la maintenance ;
  • délivrance au plus tôt d’une information sur la prévision d’heure de libération d’un avion soumis à des actions de maintenance ;
  • meilleure prise en compte du plan de transport par les agents de maintenance dans leur planification des visites régulières.

Ces attentes dépassent le travail prescrit par l’organisation. Il n’existe en effet aucune prescription officielle de type objectifs ou procédures de travail qui les couvrent. Par contre, certaines d’entre elles relèvent d’une interprétation des prescriptions qui sont assignées au service de maintenance (c’est le cas de la première). Mais ces attentes traduisent aussi des besoins propres au service exploitation liés à ses objectifs de performance.

Le fait que ces attentes soient associées, au moins en partie, aux besoins d’un acteur et non à des obligations fixées par l’organisation peut rendre compte du fait qu’elles ne sont pas toujours prises en considération. C’est surtout le cas si, pour les satisfaire, l’autre partie doit produire un effort supplémentaire ou adapter ses modes opératoires : elle préférera alors laisser l’attente de l’autre insatisfaite.

Cela dit, croire qu’on peut « échapper » au travail attendu par les autres relève bien souvent de l’illusion. Dans le cas cité plus haut, l’absence de prise en compte par les agents de maintenance des attentes exprimées par le service exploitation a impacté directement leurs performances ; pour trouver une solution, le service exploitation n’a eu alors d’autres choix que de s’en remettre au niveau de management ayant le pouvoir d’agir sur la situation. En l’occurrence, c’est le dirigeant de la compagnie lui-même qui est intervenu pour servir de porte-voix aux attentes du service exploitation. A partir de là, le service de la maintenance n’avait plus vraiment le choix et devait chercher des moyens de satisfaire les attentes qui avaient été exprimées. Bref, ce qui pouvait semblait « accessoire » est devenu obligatoire… sans être pourtant formalisé comme des prescriptions organisationnelles figées dans le marbre.

[1] Par souci de confidentialité, la compagnie aérienne au cœur de l’intervention n’est pas identifiée.

Négocier le travail attendu

Si l’on ne peut généralement pas échapper aux attentes des autres au travail, il faut aussi reconnaitre qu’il n’est généralement pas possible de toutes les satisfaire. Il ne s’agit donc pas de dire que le travail attendu par les autres doit absolument être satisfait dans sa globalité ; mais quand l’attente d’un autre ne peut être satisfaite, ne pas en tenir compte ou la nier n’est généralement pas la voie à suivre pour l’efficacité collective.

Pour ne pas tomber dans ce travers, on peut préconiser la démarche suivante :

  1. Ecouter l’attente de l’autre en cherchant à se mettre à sa place pour réellement comprendre le besoin exprimé.
  2. Expliquer pourquoi cette attente ne peut être directement satisfaite (ex., rôle prescrit différent du rôle attendu par l’autre, moyens demandés non disponibles, contraintes dans le travail, etc.)
  3. S’engager ensemble à chercher une solution. Deux cas de figure peuvent se présenter :
    1. Un compromis se dégage, ce qui signifie que les acteurs ont réussi à négocier le travail attendu. Exemple : « tu veux avoir un interlocuteur disponible H24 pour répondre aux appels de ton service ; comme parfois on n’a qu’un opérateur pour répondre et qu’il peut être occupé sur une autre ligne, il nous est impossible de te garantir sa disponibilité immédiate tout le temps ; par contre, si tu n’arrives pas à le joindre, tu peux laisser un message vocal et on s’engage à ce qu’il te rappelle dans les plus brefs délais ».
    2. Aucun compromis n’est envisageable : dans ce cas, la solution peut consister à faire remonter le problème à un niveau de décision supérieur pour demander, par exemple une réorganisation du travail, une redéfinition des fonctions de l’un ou de l’autre, un aménagement des objectifs fixés, la mise en place d’outils de partage d’information, …

Débusquer les attentes implicites

La démarche qui vient d’être succinctement décrite suppose que les attentes de l’un aient été clairement exprimées à l’autre. Or, toutes les attentes qui portent sur le travail des autres ne sont pas exprimées.

Il y a au moins 3 raisons qui l’expliquent :

  • Un acteur juge que ses attentes doivent être partagées a priori avec l’autre en vertu de son métier ou de l’expérience professionnelle qu’il lui prête.
  • Un acteur a des attentes inavouables (ex., attendre de ses collaborateurs qu’ils répondent aux mails quel que soit l’heure et le jour, donc même le soir et le week-end).
  • Certaines attentes sont inconscientes au moment de sceller une nouvelle collaboration. Généralement, l’acteur qui les porte n’en prend conscience que lorsque le travail réalisé par l’autre l’insatisfait.

Je m’arrêterai sur ce dernier cas, qui est loin d’être anecdotique, en l’illustrant d’un exemple réel. Une responsable de service accueille un nouvel embauché. Traditionnellement dans ce service, il est demandé à toute nouvelle recrue de réaliser un rapport d‘étonnement au bout de sa première semaine d’intégration. La responsable en parle à sa nouvelle recrue et lui conseille de rencontrer tous les membres du service avant de lui rendre son rapport lors d’un point qui sera fait en toute fin de semaine. La recrue accepte ce premier challenge. La fin de semaine arrive et la responsable n’a reçu aucun rapport d’étonnement avant de faire son point. Elle en est étonnée et l’exprime au nouvel embauché. Celui-ci lui explique alors qu’il n’a pu rencontrer que deux membres du service durant la semaine, les autres étant absents. Il lui explique aussi qu’il a tout de même cherché à en savoir plus sur le service en lisant tout un tas de documents qu’on lui a conseillé et qu’il compte poursuivre ses entretiens avec d’autres membres du service la semaine suivante. Il n’empêche, la responsable de service ressent une insatisfaction et a moins confiance dans cette personne pour l’avenir.

Lorsque nous en avons parlé, je lui ai demandé pourquoi. Elle a répondu qu’elle se serait attendue à ce que le nouvel embauché l’informe avant la fin de semaine de son impossibilité de faire le rapport demandé. Je lui indique alors qu’elle n’a pas exprimé cette attente à cette personne. Après quelques secondes de réflexion, elle répond qu’elle n’avait pas à le faire car « c’est du bon sens ». Autrement dit, c’est le genre de choses qu’on n’a pas besoin d’apprendre à une nouvelle recrue et qu’on serait en droit d’attendre de quiconque au travail.

Peu importe ici comment s’est finie cette histoire car l’essentiel est de se rendre compte que les attentes que les uns portent à l’égard des autres au travail appartiennent assez souvent à ce que des spécialistes du knowledge management ont appelé les connaissances tacites (Ermine, 2008[1]) : elles sont solidement ancrées dans des schémas de pensée et des routines relationnelles, si bien que ceux qui les portent peuvent en être inconscients. Le problème, c’est qu’en restant inconscientes, les attentes ne sont pas soumises au jugement critique et risquent donc de ne pas être remises en cause, même si la situation l’exigerait.

Comment dépasser cette limite liée au fonctionnement humain ? Certains diraient que l’adoption d’une attitude bienveillante basée sur un a priori positif à l’égard de l’autre suffit. C’est probablement exact, mais comme cela ne permet pas à tout le monde d’évoquer les comportements à adopter, il peut être utile d’illustrer cette attitude par la démarche suivante :

  1. Lorsque le travail de l’autre suscite une insatisfaction, plutôt que de juger, se demander quelle est l’attente qu’on porte qui n’a pas été satisfaite[2].
  2. Se demander alors si cette attente a été clairement exprimée à l’autre.
  3. Si c’est le cas, lui demander comment il l’a comprise, ce qui permettra de découvrir le plus souvent qu’elle a été oubliée ou mal interprétée.
  4. Si ce n’est pas le cas, expliciter l’attente qui n’a pas été satisfaite en l’expliquant le plus factuellement possible. Ainsi, au lieu de porter un jugement sommaire du type : « ton document n’est pas du tout structuré correctement, on s’y perd », il peut être préférable de dire : « j’attendais un document mieux structuré afin de pouvoir le parcourir avec facilité et me sentir guidé dans la lecture et la compréhension ; là, j’ai lu 5 idées différentes dans les 5 parties du document mais je n’ai pas perçu le lien entre elles. »
  5. S’assurer que l’autre comprend l’attente et est en capacité de la satisfaire dans la suite de la collaboration. Dans cette optique, il peut être utile de ne pas juste vérifier qu’il a les compétences pour la satisfaire, mais aussi qu’il veut les appliquer. Ceci est d’autant plus important qu’il ne s’agit pas d’une prescription organisationnelle : satisfaire l’attente d’un autre n’a formellement pas un caractère obligatoire.

En suivant cette démarche, la responsable de service qui n’a pas eu son rapport d’étonnement aurait pu dire à sa nouvelle recrue, par exemple : « Je me serais attendue à ce que tu viennes m’informer de l’impossibilité de faire le rapport d’étonnement avant la fin de semaine. Cela m’aurait permis d’ajuster ma demande et de te proposer une autre tâche pour ton intégration. Pour la suite, je te demanderais de m’informer au plus tôt des difficultés que tu rencontres dans tes missions, quelles qu’elles soient. Est-ce que tu comprends ? (si pas d’incompréhension) Est-ce que tu es d’accord ?»

[1] Ermine, J-L. (2008). Management et ingénierie des connaissances. Paris : Hermés.

[2] On retrouve ici un principe mis en avant dans le processus de communication non violente élaboré par Marshall Rosenberg (voir « Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) : Introduction à la Communication NonViolente », éditions La Découverte, 1999).

Quelles implications ?

« L’enfer, c’est les autres », disait Sartre. Il est vrai que devoir prendre en compte les attentes de tous ceux qui ont un intérêt direct ou indirect dans son travail peut devenir usant. Et on peut d’ailleurs remarquer que si le phénomène d’épuisement professionnel (burnout) s’étend dans les grandes organisations, c’est notamment parce qu’on y a multiplié les niveaux d’interdépendance, multipliant ainsi les attentes à prendre en compte par chacun dans son travail ainsi que les problèmes d’incohérence entre ces attentes[1]. Cela dit, la solution ne réside pas dans la fuite des autres, mais plutôt dans la volonté d’écouter, de négocier et de satisfaire au mieux de ses moyens leurs attentes.

Les organisations peuvent y aider, en s’appuyant sur leurs managers et leurs responsables RH notamment. Par exemple, elles peuvent imaginer des processus d’intégration de nouvelles recrues dans un service ou dans un projet qui se donnent explicitement l’objectif d’accorder les attentes liées au travail de chacun. Les actions classiques de team building, basées sur la mise en œuvre d’activités ludiques ou sportives par exemple, ne visent généralement pas cet objectif. Si elles favorisent un rapprochement des uns avec les autres, elles doivent donc être nécessairement complétées par des « ateliers d’expression du travail attendu ».

Plus fondamentalement, on comprend que l’amélioration des situations de travail et la prévention des risques psychosociaux ne peut se suffire d’une confrontation entre le travail prescrit et le travail réel. Il est nécessaire d’étendre l’analyse au travail attendu pour le confronter au travail réel. De cette confrontation peut naître une interprétation enrichie non seulement des problématiques psychosociales, mais aussi des dysfonctionnements de la production et des obstacles au changement. On peut en espérer des décisions plus pertinentes pour améliorer la qualité de vie au travail, la collaboration et l’efficacité collective.

[1] C’est aussi le constat que dresse la psychologue Elisabeth Grebot dans son ouvrage « Stress et burnout au travail » paru aux Editions d’Organisation en 2008.

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