Discours introductif au débat animé dans le cadre du Printemps de la Controverse du 4 Juin 2019 à Toulouse
sur le thème « Travail libéré : un paradoxe ? »
Le travail : une activité « forcée »
La juxtaposition des termes travail et libéré pose question. En effet, le travail a souvent été défini comme « une activité forcée ».
C’était, notamment, la thèse de Marx qui, rappelons-le, a développé l’idée d’une aliénation du travail : il y a aliénation parce que le fruit du travail salarié n’appartient pas à celui qui le réalise, il en est dépossédé[1]. Et Marx ajoutait, dès le milieu du XIXe siècle : « son travail n’est pas volontaire, mais contraint : c’est du travail forcé ».
Henri Wallon a utilisé la même expression en 1938, en signifiant que le travail n’était pas une simple réponse aux stimuli présents dans l’environnement, ni une réaction aux instincts. Il précisait que l’objet du travail était étranger à nos besoins immédiats : on ne travaillerait donc pas parce qu’on en a besoin, mais pour satisfaire nos besoins.
Le taylorisme et le fordisme ont pu renforcer cette idée d’un « travail forcé » en conduisant à une dépossession du métier chez les ouvriers. En divisant le travail, en imposant des gestes et des procédures et en mécanisant certaines tâches, les ouvriers étaient voués à devenir des sortes de machine exécutant une procédure définie par des ingénieurs et contrôlés par des contre-maîtres[2].
Alors évidemment, le travail moderne a évolué, en particulier si l’on prend en compte le phénomène de désindustrialisation dans les pays dits développés et, parallèlement, le développement des activités de service. Mais pas seulement. Même dans des usines, on fait aujourd’hui de plus en plus appel aux opérationnels pour résoudre des problèmes et faire des suggestions d’amélioration ; dans beaucoup d’activités, on dirige surtout avec des objectifs et moins avec des procédures et des contrôles.
Cela dit, le travail n’en est pas pour autant une activité libre ; elle reste, par essence, une activité qui se réalise dans un cadre défini par l’entreprise et au sein d’un collectif fait d’individualités diverses ; en cela, elle reste soumise à des contraintes.
Mais au fait, lorsqu’on parle d’activité libre ou de travail libéré, entend-on la même chose ?
[1] On peut souligner que cette notion d’aliénation du travail traduit une vision réductrice des produits du travail. Si l’on peut effectivement soutenir que le salarié est dépossédé du produit direct de son travail, on ne doit pas en sous-estimer les produits indirects dont il garde la « propriété ». Ainsi, en travaillant dans des conditions convenables, un salarié se maintient en bonne santé ; il développe des compétences ; et il s’enrichit d’expériences qu’il pourra valoriser s’il décide de changer d’employeur.
[2] Au passage, Marx considérait que le fait de n’exercer qu’un métier était déjà une « mutilation » de l’homme.
Le travail libéré : premiers éléments de définition
Rappelons que l’entreprise libérée, telle qu’elle a été définie par Isaac Getz et Brian Carney notamment[1], est une philosophie et non un modèle. Cette philosophie part de la conviction que « l’homme est digne de confiance ». Cela ne veut pas dire qu’il faut faire confiance à tout le monde en toutes circonstances, la défiance se justifiant parfois totalement (par exemple dans les situations de compétition professionnelle, ou lorsqu’un manque de compétence et/ou d’engagement chez l’autre est avéré). Mais cela signifie qu’il est généralement préférable de croire a priori dans le sens du professionnalisme et des responsabilités des salariés plutôt que de partir systématiquement d’un a priori de défiance à leur égard, ce qu’on retrouve chez les dignes héritiers de la tradition taylorienne[2]. En accord avec cette croyance, l’entreprise peut leur redonner du pouvoir d’agir en étant conçue comme « une forme organisationnelle au sein de laquelle les employés jouissent d’une liberté totale et ont la responsabilité d’entreprendre des actions, qu’ils, et non leur patron, considèrent être les meilleures »[3].
Cette philosophie implique 4 principes majeurs pour structurer l’entreprise :
- Un système hiérarchique classique (pyramidal) remplacé par une structure plate dans laquelle les employés s’auto-dirigent.
- Des employés qui peuvent fixer leurs objectifs, élire leur chef d’équipe et organiser leur travail.
- Des fonctions support (RH, comptabilité, services commercial, achat, …) qui ne sont plus centralisées mais – au moins partiellement – réparties entre les services et les équipes.
- Une fonction de manager, sinon supprimée, du moins transformée : celui-ci n’est plus là pour contrôler ou commander, il est au service des employés et des activités.
Dans cette optique, libérer le travail[4], ce serait donc théoriquement :
- redonner du pouvoir d’agir ;
- donner du pouvoir d’expression aux opérationnels ;
- leur accorder de nouvelles responsabilités ;
- leur accorder plus d’autonomie.
Plus question de séparer nettement la conception du travail de son exécution, comme dans le taylorisme, ni d’imposer des gestes ou des procédures ; plus question non plus de contrôler systématiquement les opérationnels. Dire que le travail est libéré, c’est dire qu’il repose sur des relations de confiance et sur la compétence et l’intelligence reconnues de ceux qui font.
On comprend maintenant mieux pourquoi le RESACT[5] a souhaité pousser la réflexion sur la notion de travail libéré. Celle-ci rejoint très directement les conclusions de travaux maintenant anciens menés par certains membres de l’association. On pense, notamment, à Gilbert de Terssac[6] qui, en s’appuyant sur la théorie de la régulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, avait souligné l’importance d’une régulation conjointe qui articule les règles fixées par l’entreprise, nécessairement incomplètes ou insuffisamment précises, avec les règles autonomes créées par les opérationnels sur le terrain. L’articulation entre ces deux registres de règles, essentielles pour la bonne santé des entreprises comme des salariés, repose pour de Terssac sur un processus de négociation qui suppose écoute, compréhension mutuelle et co-construction.
On pense, plus globalement, aux très nombreuses analyses du travail menées en ergonomie qui soulignent l’importance des marges de manœuvre opérationnelles pour faire face aux aléas des situations de travail dont l’importance s’avère souvent sous-estimées par les concepteurs de règles. Ces mêmes travaux ont révélé, en parallèle, l’infinie ingéniosité des opérationnels pour faire leur travail malgré ces aléas. On pense aussi aux travaux entamés depuis les années 2000 sur les risques psychosociaux qui soulignent la perte de sens des salariés et les maux qui en découlent, consécutifs à la complexification et la bureaucratisation des organisations et aux injonctions déstabilisantes et contradictoires qu’elles génèrent. On pense, enfin, à des travaux plus récents qui soulignent l’importance de la confiance au travail, non seulement pour obtenir les performances attendues quand elles reposent sur la coopération et la coordination, mais aussi comme condition essentielle du bien-être au travail[7].
[1] Getz, I., & Carney, B. M. (2013). Liberté & Cie : quand la liberté des salariés fait le bonheur des entreprises. Paris : Flammarion.
[2] Rappelons que Taylor ne faisait pas confiance au jugement des ouvriers ; il les considérait comme profondément individualistes, ne voulant pas faire bénéficier les autres de leurs connaissances et savoir-faire ; et il voyait en eux des fainéants qui, sans surveillance, ne réaliseraient pas le travail attendu.
[3] Getz, I. (2009). Liberating leadership: how the initiative-freeing radical organizational form has been successfully adopted. California Management Review, vol. 51, n°4, 32-58.
[4] On peut mentionner au passage, sur ce sujet, l’excellent livre de l’économiste Thomas Coutrot : Libérer le travail. Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer (Seuil, 2018).
[5] Association loi 1901 créée à la fin des années 70 et portant initialement sur la Recherche Scientifique sur l’Amélioration des Conditions de Travail. Aujourd’hui, le RESACT rassemble une communauté d’acteurs – acteurs internes aux entreprises, consultants externes et chercheurs – intéressés par les questions relatives au « Travail » en Midi-Pyrénées.
[6] De Terssac G, (1992), Autonomie dans le travail. Paris, PUF.
[7] Karsenty L. (2013) La confiance au travail. Toulouse : Octarès (ouvrage collectif).
Une perspective qui interroge…
Alors, bien évidemment, on peut rester sceptique devant la perspective d’un « travail libéré ». Est-elle réellement adaptée aux enjeux actuels ? Est-elle réellement possible ? A quelles conditions ? Et est-ce qu’une organisation libérant le travail est tenable dans le temps ?
Pour préciser ces questions, on doit déjà se demander si la liberté ne va pas faire peur aux employés habitués à avoir des chefs qui prennent des décisions. Je lisais récemment le témoignage d’employés d’une jardinerie qui avaient été engagés à travailler sur un mode libéré, sans chef. Au début, ils ont eu du mal et l’un d’eux a utilisé l’image suivante pour l’expliquer : « C’est un peu comme ouvrir la cage à un oiseau qui n’a jamais connu la liberté, il préfère rester sur son perchoir où il a à boire et à manger. » On comprend que la liberté au travail n’est pas forcément une aspiration consciente des employés ; ce n’est pas une demande, pour beaucoup d’entre eux au moins. Alors comment s’y prendre pour les faire adhérer et les faire adopter de nouvelles manières de décider et de travailler ?
Ensuite, comment éviter que la liberté octroyée ne se transforme en un chacun pour soi, autrement dit une incohérence opérationnelle nuisible à l’apprentissage des pratiques, à la coordination et, in fine, aux performances de l’entreprise ? Peut-on vraiment penser qu’à l’heure de la mondialisation, donc de l’extrême concurrence avec des salariés venant des 4 coins du monde, on peut abandonner le modèle de la division du travail qui garantit généralement la plus haute performance (la spécialisation produisant des gens qui excellent dans ce qu’ils font) ? Peut-on vraiment penser qu’à l’heure où le travail en entreprise repose sur des interdépendances de plus en plus fortes et nombreuses, chacun pourrait choisir librement ses horaires et son lieu de travail, planifier sa charge de travail, juger si le travail est fini ou s’il faut aller plus loin, etc. ?
On comprend qu’il nous faut préciser ce que chacun entend par travail libéré. Probablement qu’il ne s‘agit pas d’un travail totalement libre, expression qui n’aurait d’ailleurs pas beaucoup de sens. Libéré oui, mais de quoi exactement ? Et comment : comment amener les employés à prendre plus de décisions par eux-mêmes sans tomber dans le désordre et le chaos ? Faut-il imaginer de nouvelles formes d’organisation, de management et de travail collectif, par exemple, pour éviter de tels effets ?
Se pose aussi la question des effets à attendre d’une telle transformation. On imagine bien sûr les bienfaits qu’elle peut générer, grâce au pouvoir de décision et à l’autonomie accordée à chacun, mais n’y a-t-il pas aussi des risques en libérant le travail ?
Enfin, et la question n’est pas des moindres, faut-il considérer l’engouement actuel pour un travail libéré comme la trace d’une nouvelle mode managériale ? Cette question se pose d’autant plus que des courants assez similaires ont déjà traversé les entreprises dès les années 70-80, avec les équipes autonomes, les cercles de qualité, le management participatif et les projets d’entreprise notamment, sans qu’aucun d’entre eux ne réussissent à devenir pérenne. Mais on pourrait aussi soutenir que ces courants ont laissé des traces qui rendent aujourd’hui possible, grâce à la rencontre avec de fortes aspirations convergentes au niveau social, la propagation relativement rapide des idées autour du travail libéré. Et, en ce sens, on pourrait se demander si cette propagation n’est pas annonciatrice d’une refonte en profondeur et durable des modes de production en entreprise.
Beaucoup d’interrogations, donc, au cœur d’un débat qui nous occupera aujourd’hui, mais qui devra très certainement se poursuivre au-delà.
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